Chères amoureuses des lettres,
Chers amoureux de la voix humaine,
J’ai reçu il y a peu une lettre du percussionniste, chanteur, compositeur Pascal Auberson. Il me semble qu’elle explique assez bien ce qui vous attend ce soir. Il m’a proposé de vous la faire lire. La voici
Chère Manuella,
Puisqu'il faut maintenant présenter notre spectacle En Chè(r)e et en Os, je te propose de le faire sous forme de lettre afin de ne pas perdre notre merveilleuse habitude de nous écrire le plus souvent possible.
Avant propos
Courte introduction placée en tête d'un ouvrage
où l'auteur expose avec difficulté mais sincérité ses indicibles intentions.
Oxymore à double détente !
Il y a de nombreuses années - avant que tu m'invites dans votre épatant Festival de la Correspondance Lettres de soie à Mase - nous avions fait quelques émissions de télévision ensemble. Je t'avais trouvée inventive, d'une aisance toute particulière, passionnément douée pour raconter tes histoires et surtout celles des autres. Un grand sens de l'écoute, un amour de la « mise en scène » et un sens du rebond grâce à ton expérience de femme de TV et de radio. Rarement à court de répartie, sur scène, c'est de l’électricité positive, de la bombe ! Tu m'as donc demandé de tenter l'expérience épistolaire au printemps 2020. Pendant la période de la covid nous nous sommes testés en nous écrivant plusieurs lettres comme ça, pour voir si l'on avait vraiment des choses à se dire au-delà du : « il fait beau aujourd'hui, mais pour demain c'est pas certain » ou « et toi, comment va ton chat ? ». Très vite, nos lettres sont devenues plus intimes, plus profondes, plus pleines, plus drôles aussi, si bien que nous avons décidé de les présenter publiquement, moyennant de brèves et bienvenues coupures sous
forme de lectures plus ou moins mâtinées d'accords et de sons très doux. Il fallait trouver comment ne pas déranger la compréhension du texte. Ça, c'était l'idée du départ mais je n'étais pas trop motivé par le mélange des genres. J’avais eu par le passé de bizarres expériences pas toujours réussies : poésie dite et musique bricolée pour soutenir ou colorier le propos. Ce n'est pas vraiment ma tasse de thé.
J’ai toujours été fasciné par les voix parlées. La tienne en particulier, un peu rauque, à la fois sensuelle et légère, un genre de blue's woman valaisanne - un peu Berbère d'Afrique du Nord quand
même! - nourrie à l'herbe fraîche des montagnes, issue, il y a de ça longtemps, des amours passionnées entre autochtones et Maures de passage. Des amours sur un tas de foin rentré au fenil en toute hâte avant l'orage au bord d'un bisse acheminant l'eau précieuse d'un torrent. On peut rêver, non ? Je sais pertinemment que le passage des Maures est contesté. Même si la preuve formelle n’existe pas et que les scientifiques se tapent dessus périodiquement avec des arguments contradictoires, il n’en demeure pas moins que la teinte foncée de ta peau, ton large visage, tes yeux immenses et ta force de caractère s'éloignent d'une vérité invérifiable au sujet de « la grande histoire avec sa grande hache » comme le dit Georges Perec. Mais on s'en fiche pas bien mal, non ? puisque le grand William l'a dit : « nous sommes faits de l'étoffe de nos rêves et que notre petite vie est entourée de sommeil. »
En ce qui concernait ta voix chantée, je ne savais pas à quoi m'attendre si bien que lorsque nous avons entamé la première répétition la surprise fut de taille. J'ai immédiatement aimé ton intelligence à ne pas entonner des notes mais bien plutôt d'aller vers ce que l'on appelle en allemand le Spreche /Gesand (littéralement) parler en chantant. J'ai trouvé ta manière de faire tout à fait séduisante. Pas de fantasme de devenir en peu de temps une chanteuse à voix mais au contraire de l'employer de deux manières différentes. Si bien que lorsque nous avons choisi ensemble dans mon répertoire les chansons que tu désirais interpréter, c'est à ta manière que nous avons travaillé. Hormis l'apprentissage de quelques rudiments essentiellement rythmiques afin de savoir dans l'espace/temps où la poser, ta voix de miel.
Une sorte de connivence est née entre l'écriture qui, comme l'écriture musicale ne souffre pas de l'a peu près et ce besoin, à l'intérieur de la structure, de laisser vivre nos désirs sur l'instant, improvisation instantanée, se relançant la balle sans cesse, afin que nos rires et nos larmes se mélangent avec avidité dans l'eau sucrée/salée de nos vies agitées.
Notre première grande scène nous a donné raison. Notre complicité authentique et nos relances parfois à la « Commedia dell'arte » a donné du rythme à notre dialogue. Je continue donc à t'écrire en mode « Work in progress » pour ne pas sombrer dans la messe aux ânes rabâchée. Tu as trouvé le mot juste : Spectacle Épistolaire. À part les chansons interprétées assez rigoureusement, quoi que, le public ne vivra jamais le même spectacle et c'est quand même la plus belle des manières de le respecter. J'espère que tu es d'accord avec la fin. Je me réjouis de renaître avec toi près des étoiles, sur le balcon du ciel.
Je t'embrasse. Pascal AUBERSON
Manuella répond
Avant que Pascal Auberson n’accepte de participer au festival de la correspondance Lettres de Soie - qu’avec une bande de timbrés j’ai fait naitre à Mase il y aura bientôt 6 ans - nous avions vécu quelques émissions de télévision (A côté de la plaque, Tête(s) en l’air et le grand entretien de « Toute une vie »). Il avait un sens inné de construire son histoire et de la dissoudre aussi vite dans le grand bain de son vaste imaginaire. Si la baignoire était sans fond, l’homme venait des profondeurs.
Pascal Auberson, comme invité, c’est un grand sens de l’observation, de l'improvisation, un amour de la démesure et en même temps de l’infini détail. Pas simple l’animal !
Pascal Auberson, comme humain, c’est un sens du tragique qu’un rire sonore peut faire voler en éclat. Un dandy paysan qui joue Mozart en pleurant comme un petit chevrier. Une construction divine. Un chantier.
Pour toutes ces raisons et d’autres encore, je lui avais demandé de tenter l'expérience épistolaire au printemps 2020. Durant le covid – qu’il appelle la covid - nous nous sommes testés en nous écrivant plusieurs lettres. Il voulait vraiment vérifier si nous avions des choses à nous dire au-delà du temps qu’il fait… là… dehors. Sa première lettre fut tourbillon. Une enveloppe gigantesque, du papier noir et des mots encrés de blanc, dans un gigantesque boa roulé sur lui-même et étendu jusqu’aux confins du papier. Il a fallu passer la page sur un tourne disque pour en déchiffrer le sens. J’en suis sortie étourdie, et pour tout vous confesser : effrayée. Comment faire un spectacle avec le spectaculaire. Il a dit : « Ecris, on y songera plus tard ». L’âge rend sage.
Nous nous sommes écrit. Un voyage vers l’inconnu. De l’inconnu, ni lui ni moi n’en avions réellement peur, nos angoisses étaient ailleurs. L’un et l’autre traversions des temps difficiles, des terres arides, des rues désertes. Certains courriers sortaient tout droit du fond d’un puits, d’autres tombaient avec grâce du haut d’un gratte-ciel. Nous avons les extrêmes en commun. Et aussi cette joie d’enfant inviolée : ouvrir l’enveloppe, la déchirer avec impatience, et découvrir l’autre de moins en moins prudent, de plus en plus nu, de plus en plus vrai. La force du fragile. De cette identité parallèle, la correspondance nous aura fait chanter : « Où se rencontrent-elles ? ».
Puis « On y songera plus tard » est devenu « qu’est-ce qu’on en fait ». Réunir les fragments pour faire un tout. Tisser nos liens épistolaires. Si je connais bien le rapport au public, je n’avais jamais fait de scène. Pascal, lui, y est né, y a grandi, s’y nourrit chaque jour de soleil et quand il pleut aussi. Il a dit : « on va déconstruire… ça m’em….les trucs qui avancent au pas militaire ». Ah j’oubliais, l’homme peut avoir certains élans légèrement vulgaires. Nous avons donc déconstruit nos dates, nos histoires, nos vies. Il avait l’air de savoir où on allait. J’ai fini par comprendre qu’on allait là où la rencontre nous menait.
J’ai pris des ciseaux, j’ai découpé nos mots, et parfois, sur un bout de lettre que je le lui lisais à voix haute, il prenait des notes, posait sa voix et chantait. Mon dieu cette voix ! Son vaste ciel. Ses enfers effleurés. Et cette puissance à décorner le diable et à encanailler les dieux.
Ce qu’il m’a offert à ce moment-là, comment l’expliquer ? Entre la vibration, l’admiration et le combat. Entre le talent, le travail et l’instant. Un truc étrange qui rendrait n’importe quel macchabée vivant. Croyez-moi, on se relève après ça.
Je lui ai dit : « si je chante, tu dois lire ». Je n’ai jamais chanté et il n’a jamais été capable de lire sans faire danser ses mains sur un clavier et poser son corps en équilibre sur une corde. J’ai lancé mon filet de voix dans son océan vocal. Je suis rentrée dans le ventre de la baleine. Il m’y a fait de la place. Quand je buvais la tasse, il me posait d’autorité sur la rive en face. Il attendait patiemment que je trouve mon souffle. Les généreux sont des monstres. Ils vous soulèvent sur leurs épaules pour que vous puissiez voir le monde d’en haut. C’est douloureux de redescendre.
Nous avions prévu de donner ce spectacle à Mase uniquement. Curieusement, notre complicité a fait mouche. Des programmateurs, programmatrices, ont choisi de nous reprogrammer. Mais comment reprogrammer l’homme qui s’ennuie plus vite que son ombre dans la répétition. Pascal a dit : « Reprenons nos lettres, rajoutons des chansons, enlevons des bouts, glissons des mots et continuons à nous écrire. ».
Il déteste « la fin » et j’adore « la suite ». J’ai embarqué. Ravie de partager avec vous cet intime qui nous est universel. Comme sur la scène noire de l’Auberson : « Refaire le monde, juste une seconde, la vie, l’amour, la mort, chante les bien ».
Manuella Maury